102. RETROUVAILLES
Je me sens « vidé ».
L’énigme du Sphinx m’a laissé l’impression d’avoir touché le plancher de l’univers et d’y avoir découvert un trou donnant sur le néant.
J’avance dans le défilé creusé dans la montagne jaunâtre. Le sentier est étroit et les parois qui le bordent sont si hautes qu’elles empêchent de voir le soleil. J’ai l’impression que ces deux murs de roche risquent à tout instant de s’animer et de me broyer. Tout à coup je m’arrête, et je vomis toute la nourriture que m’a offerte si généreusement Héra. Mon esprit se vide et mon corps aussi.
Pourquoi ne pas renoncer ? Après tout, j’ai prouvé que je pouvais accomplir 99 % du chemin, aller là où personne n’est allé. Dès lors mon renoncement serait un grand pied-de-nez au destin. Je l’ai fait. J’ai résolu l’énigme ! Maintenant je n’ai plus besoin de continuer. C’est ça le panache. Partir quand on a montré qu’on pouvait gagner.
Je suis en pleine crise d’aquoibonisme.
L’aquoibonisme, une maladie qui m’a déjà touché dans le passé et qui consiste à se poser la question « à quoi bon ? » pour tout.
J’ai connu une première crise d’aquoibonisme à 25 ans, en Inde, à Bénarès. Alors que j’étais avec ma fiancée du moment en barque sur le Gange, notre guide m’avait demandé ce que je pratiquais comme métier. Je lui avais répondu que j’étais médecin. Il m’avait dit : Et pourquoi tu es médecin ? Pour soigner les gens. Et pourquoi tu soignes les gens ? Pour gagner ma vie. Et pourquoi tu gagnes ta vie ? Pour manger ! Et pourquoi tu manges ? Pour vivre ! Et pourquoi tu vis ? Il avait posé ces questions d’un air rusé, sachant bien où il allait en arriver. Pourquoi je veux vivre ? Comme ça. Par habitude. Il avait allumé une cigarette de marijuana, me l’avait tendue puis m’avait juste murmuré : « Comme tu m’es sympathique, je vais te donner un conseil, profite que tu es à Bénarès, ville sacrée, pour te suicider. Au moins comme cela tu rentreras dans le cycle des réincarnations. En France, tu n’es rien. En te suicidant en Inde, tu seras au début un paria, mais ensuite, vie après vie, tu pourras monter et devenir comme moi : brahmane. »
Ce discours avait laissé sa trace.
Je me lève le matin : à quoi bon ? Je travaille : à quoi bon, et si je renonçais ? Renoncer est un grand pouvoir. Mes crises d’aquoibonisme étaient d’autant plus fortes que j’avais beaucoup à perdre. Une famille… À quoi bon ? Un métier… À quoi bon ? La santé… À quoi bon ? Et puis la vie même…
Par la suite, j’eus des crises d’aquoibonisme régulièrement. Pratiquement tous les ans, en général en septembre, à l’époque de mon anniversaire, quand l’été s’achève et que les premiers jours de grisaille d’automne apparaissent.
Je me remets en marche dans le goulet qui n’en finit pas de serpenter dans la roche dure.
À quoi bon avancer ? À quoi bon vouloir rencontrer le Grand Dieu ? À quoi bon réfléchir puisque tout vient de rien et que rien vient de tout, autant cesser cette agitation. Peut-être que la Gorgone avait raison. Peut-être que devenir une statue est comme se retrouver dans une posture de yoga permanente.
Mes pieds continuent d’avancer seuls, je sors de la passe et aboutis dans une zone montagneuse.
Sous moi s’ouvre un ravin.
Je me penche au-dessus du vide.
Je distingue en contrebas le Sphinx. Au-dessous la maison d’Héra. Et encore au-dessous les statues de la Gorgone, les petits volcans orange, et tout en bas, comme un petit point blanc, Olympie.
Si je sautais, ma chute durerait longtemps.
Je grimpe avec détermination.
La montagne devient de plus en plus escarpée. Je m’aide de mes mains. J’ai froid. Je cherche des prises dans la roche pour continuer mon ascension. Chaque avancée est plus difficile. Mes doigts se meurtrissent sur les pierres.
Alors que je pose mon pied sur la roche, elle cède. Je perds l’équilibre et pars en arrière. Je me rattrape in extremis à un piton. Sous moi, c’est l’abîme. Si je chute, je décrocherai d’au moins une centaine de mètres.
Je ne vais quand même pas échouer maintenant…
Je reste là, accroché. Mon bras fatigue, les muscles spasment. Je me démène, tente de faire balancier mais ma prise est très réduite.
Je vais lâcher.
Si un écrivain rédige actuellement mes aventures, je lui demande d’arrêter de me torturer. S’il y a un lecteur qui me lit dans un roman, je lui demande de s’arrêter de lire. Je ne veux plus avancer. J’ai l’impression que plus j’avance, plus on m’expose à l’adversité. Allez, je refuse de continuer cette mascarade. Le roman continuera sans moi.
Je lâche prise.
C’est alors qu’un bras vigoureux m’agrippe.
— Je t’avais dit de ne « surtout pas aller là-haut » !
Je lève la tête pour voir qui m’a sauvé. Je n’ose en croire mes yeux. C’est…
Il me serre d’une poigne ferme et me hisse sur un promontoire rocheux.
… Jules Verne !
Il porte une toge déchirée, avec la marque de brûlure que je lui avais vue lors de notre première rencontre. Il a un regard clair assez doux et des petites rides rieuses au bord des yeux.
— Je… je… vous croyais mort, bafouillé-je.
— Cela ne t’autorisait pas à me désobéir, dit-il sobrement.
— J’ai vu votre corps troué étendu sur la falaise, vous avez effectué une chute de plusieurs mètres.
— Oui, pour un mortel, c’est mortel. Mais nous ne sommes quand même pas de « vrais » mortels. Après notre mort, tu le sais, nous sommes récupérés par les centaures, amenés à Hermaphrodite qui nous transforme en effet en chimères… mais si on n’est pas conduit à lui…
Je me souviens soudain que certaines de mes blessures se sont résorbées assez vite. Ma cheville est complètement guérie.
Il approuve.
— Nous sommes quand même des dieux. Passé un certain temps, notre chair se reconstitue.
— Mais les traces de sabots ? Vous avez été emporté par un centaure.
Il sourit.
— Certes. Mais il y a centaure et centaure.
Il prend un air malicieux.
— Derrière chaque chimère, il y a une âme. Ce sont des êtres vivants. Regarde-les bien au fond des yeux, les centaures, les chérubins, les griffons. Même les Maîtres dieux… tous ont jadis été comme nous, des êtres avec des convictions.
Certes la moucheronne m’a souvent aidé. Il y a donc des chimères désobéissantes.
— Le centaure qui est venu me chercher sur la plage était en fait celui d’Edgar Allan Poe, un élève d’une ancienne promotion américaine. En tant qu’écrivain, il s’est senti solidaire. Et plutôt que de m’amener au recycleur d’Hermaphrodite dans le Sud il m’a caché, jusqu’à ce que ma blessure cicatrise. Il m’a même soigné.
— On peut soigner ici ?
— Bien sûr. Avec des lucioles de la forêt bleue. Elles introduisent dans la plaie de la lumière, laquelle accélère la reconstruction de la chair.
Il soulève sa toge et me montre son ventre intact.
— La lumière est la solution à tout.
— La lumière ?
Oui, bien sûr.
— Les humains croient toujours qu’il faut aller vers l’amour, mais non, il faut aller vers la lumière. L’amour c’est subjectif, cela peut se renverser et entraîner la haine, l’incompréhension, la jalousie, le chauvinisme. Mais la lumière c’est le bon repère…
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
— Après ma guérison, Edgar Allan Poe m’a caché, puis nous avons décidé de grimper par le versant nord avec tout ce matériel d’alpinisme. Mais en tant que centaure, il n’est pas allé loin, il a été repéré et attrapé par des griffons. Dans cette zone, ce sont eux qui surveillent tout. Moi, j’ai pu me cacher dans la montagne, et depuis, lorsque vient l’obscurité, je grimpe. Je me nourris de baies et de fleurs. Mes études sur la survie dans l’île mystérieuse m’ont été utiles pour reconnaître les produits comestibles. Mais mon secret c’est la lenteur. Tout le monde veut monter vite. Moi je monte lentement, mais sûrement.
— Mais il n’y a qu’un seul passage pour accéder à cet endroit. Comment avez-vous passé le Sphinx ?
Il éclate de rire.
— Tu n’as quand même pas la prétention d’être le seul à avoir su résoudre l’énigme ! Même s’il t’a assuré que tu étais le premier, il ne faut pas croire tout ce qu’on te dit. Surtout ici, en Aeden, royaume des sortilèges et des illusions.
— Vous avez aussi trouvé « Rien » ?
— En fait dès que j’ai entendu l’énigme, je l’ai résolue. Il y avait longtemps qu’on se la posait à l’école.
Mon amour-propre en prend un coup.
— Bon, nous n’allons pas prendre le thé et discuter, il y a plus important à faire. Maintenant que tu as commis la bêtise de monter jusqu’ici, autant en profiter, non ?
Il me donne une grande tape dans le dos.
Si je m’attendais un jour à m’approcher du Grand Dieu en compagnie de Jules Verne en personne !
Nous escaladons à deux la montagne escarpée, et grâce à des pitons et des cordes nous pouvons avancer en rappel.
— Je voulais vous dire que j’ai lu tous vos livres, dis-je.
— Merci, cela me touche de trouver dans ces circonstances un peu exceptionnelles un « fidèle lecteur ».
Je me sens comme la groupie d’une star de rock à côté de son idole. J’avais admiré Raoul, j’avais admiré Edmond Wells, maintenant j’admire Jules Verne.
Autour de nous, des pointes de roche jaune surgissent de gouffres, et n’était le sommet embrumé qui nous nargue, nous pourrions perdre tout repère.
— Vers la fin de ma vie, j’ai compris que la science ne nous sauverait pas, alors je me suis tourné vers la spiritualité mais il était déjà trop tard. Maintenant, si je redevenais écrivain, je n’écrirais que sur ce nouveau défi à la curiosité humaine.
— L’ésotérisme ?
— Dieu. Le Grand Dieu. Celui qui est là-haut et qui se moque de nous depuis le premier jour de l’apparition de la vie.
Nous progressons en silence.
Finalement nous arrivons dans une zone de brouillard complètement opaque. Mon compagnon au-dessus de moi disparaît dans les brumes. Heureusement que nous sommes encordés.
— Ça va en dessous ? demande-t-il.
— Tant que nous restons attachés, ça va.
Nous avançons dans le brouillard jusqu’à une zone que nous sentons moins abrupte. Puis complètement plate. Un plateau en haute altitude.
— Vous y voyez quelque chose ? demandé-je.
— Non, rien. Même pas mes pieds.
— Et si nous nous tenions par la main ?
— Non, dit-il, en cas de danger nous serions tous les deux emportés en même temps, mieux vaut au contraire prendre le maximum d’écart. Je vais passer devant.
Nous nous attachons avec une corde et nous reprenons la marche.
Je ne distingue plus mes jambes, mais je sens que le sol devient boueux et collant. Une odeur d’herbes sature l’air. Puis la terre devient de plus en plus meuble, je m’enfonce dans de l’eau froide. Une sorte de marécage.
Soudain je sens une secousse sur la corde.
— Hé ? Ça va ?
Pas de réponse.
Un coup mou puis un coup sec. Ça tire par à-coups, de plus en plus fort, puis plus du tout. J’attrape la corde et constate que le bout a été tranché.
— Hé ! Jules Verne ! Jules ! Jules !
Pas de réponse.
Je l’appelle encore, puis me résigne à admettre qu’il a disparu. Comme pour conforter mes craintes un cri résonne :
— VA-T’EN VITE !
C’est la voix de l’écrivain du Voyage au centre de la Terre.
Un hurlement déchirant retentit puis s’éloigne, comme s’il était emporté par un ptérodactyle.
— ARRGHHHH ! ! !
Je me fige. Je commence à m’enliser doucement dans le marécage. J’avance en pataugeant. Je ne sais plus où sont le nord, le sud, l’est ou l’ouest. Pour éviter de percuter un arbre, je marche les bras en avant. Pour éviter de tomber dans un trou, je progresse en balayant le sol avec un pied, puis en avançant progressivement l’autre. Comme je suis sur un plateau, je ne distingue même plus la pente. Je comprends bientôt que je tourne en rond en découvrant un bout de la toge de Jules Verne.
Je suis perdu dans les brumes d’un plateau de montagne.
Je m’immobilise.
Soudain, je sens des plumes contre mes genoux.
Je me penche : un cygne blanc aux yeux rouges me regarde. Il n’a pas l’air du tout effrayé, il reste là comme s’il attendait quelque chose. Je le caresse, il avance. Je le suis. Il glisse sur l’eau du marécage, jusqu’à une rive sèche.
Il sort. Je le suis toujours. Il me guide vers une zone où le brouillard est moins dense. Une côte à gravir. À mesure que je m’élève doucement, les écharpes de brouillard s’étirent et dévoilent le sommet de la montagne.